Ode à Leuconoé

... Dum loquimur, fugerit inuida
aetas: carpe diem, quam minimum credula postero.

Q. HORATIUS FLACCUS, Carm. I, XI

LEUCONOÉ, bel oiseau léger, auras-tu suivi les conseils avisés de ce cher, de ce très cher Flaccus ? Auras-tu partagé avec lui la fraîche amphore emplie du rubis clair de ce vin de Falerne tant aimé, tant chanté ?
 
Auras-tu rejeté tes dés ? Balayé tes géomantiques tracés ? Renoncé aux savoirs fallacieux des mages de Chaldée ?
 
Auras-tu, toutes coupes bues, abandonné ta tête apaisée à l'épaule du charmeur ?
 
Tous deux, aurez-vous donc, devant l'éclatement des vagues tyrrhéniennes, égaré vos caresses, face aux récifs écumants, trouvé enfin le bonheur des vrais amants ?
 
Leuconoé, Leuconoé as-tu cueilli ce jour ?
 
Ton existence prosodique n'a que l'évidence d'une émotion artistique, mais avec le don, avec l'offrande de ta fragile jeunesse, comme la voilà soudain renforcée...
 
Tes faveurs sont la clef de l'éternité offerte par l'ode ciselée.
 
Tes largesses auront su faire face aux siècles oublieux qui déferlent sans relâche leur massive barbarie quand le tien déployait fièrement son aigle auguste.
 
Par tes baisers tu n'auras pas usurpé ton trône. Par tes caresses tu auras été digne de ton épitaphe.
 
Certes, Leuconoé, tu as cueilli ce jour...
 
Enchâssée en ce mémorial dressé, ta fierté singulière est celle des courtisanes de parchemin. Des belles qui puisent leur audace d'avoir vu tant de fois leur nom gravé, tracé, chanté, et si souvent murmuré qu'elles en tirent une assurance qui paraît presque orgueilleuse à ceux qui restent, délaissés, hors du cercle restreint de leur cour intemporelle.
 
Que Jupiter t'ait accordé cet ultime hiver ou que bien d'autres aient inutilement suivi, c'est le moment précis où tu ouvris ton cœur au poète qui a signé l'acte de ta naissance nouvelle par le paraphe de vos corps enlacés.
 
Née de l'improbable rencontre d'une étymologie douteuse et d'un grand asclépiade, tu pris chair par le désir de ton lyrique ami, puis t'en retournas, exaltée, aux forêts du Parnasse, jouir de la griserie d'une gloire de bibliothèque.
 
Toi à qui il fut enjoint de n'accorder aucune confiance au lendemain, toi qui fus créée dans et pour le présent, toi qui ne devais régner que sur maintenant, comme il est déconcertant tout de même de te voir traverser en figure de proue la grande mer du temps... De te voir t'avancer toujours plus avant vers cet inconnu qui te fus d'abord refusé. De te sentir armée pour affronter encore autant de siècles...
 
Que tu fis bien, douce Leuconoé, de cueillir ce jour, entre tous béni, où Horace te convoqua pour cela !
 
Ce jour plein de temps jaloux que sa plénitude rendit moins inexorable, que ta fragilité consacra et que son art magnifia.
 
Tu fus pour beaucoup l'initiatrice des heures lentes, des espérances mesurées sachant rester généreuses.
 
L'ampleur dans la brièveté, la fugacité dans l'épanouissement, voilà ta florissante postérité. Sois-en fière.
 
Belle et candide amie, règne en paix à jamais.
 
Que tes lendemains imprévus décuplent.
 
Que la lyre chante longtemps ton nom.
 
Que les Muses te protègent et que, dans les âges des âges, de place en place, il se trouve toujours un porteur de laurier pour tendrement t'évoquer.

Denys EISSART

addenda > Autour de "Ode à Leuconoé"...

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