Îles Fortunées

( Le temps de les rêver est peut-être arrivé... )

Délivré, délivre.
Arrivé sur l’autre rive, fais y parvenir les autres

le Bouddha

RENDEZ-VOUS À MEGREZ

Megrez. Tel est le nom de la première escale.
Megrez sent le lait, les roses blanches de l'enfance et le miel d'acacia.
L'encens s'y mêle à l'air et l'eau a goût de pierre.
 
Sous un ciel éteint, Megrez accueille le voyageur en transit avec une déférence presque glacée, mais combien bien venue après l'étonnement de cette traversée nocturne...
 
L'île semble un peu floue, un peu brouillée. Peut-être le voyage...
 
Par moments, cependant, une brèche dans la brume, une déchirure, un éclair qui laisse entrevoir des merveilles oubliées.
Comme une illusion de déjà-vu. Comme une œillade annonciatrice.
 
On n'y séjourne guère. Megrez n'est pas de ces lieux qui retiennent. On y acquitte l'octroi, bureaucratiquement. On s'acclimate. On y cherche de nouveaux repères. On y admet son état.
 
C'est à Megrez que l'on oublie. Semblable à un curiste perdu dans une ville thermale surannée, on y déambule d'un pas nonchalant. On y apprend les grandes lignes de son nouveau rôle. Calmement. Sereinement. Avec application. Puisque tout retour est désormais interdit.
 
Megrez finalement rassure. Megrez finalement endort. Première vie.

ALKAID, MIZAR, ALIOTH

Certains soirs, du haut des collines de Megrez, on voit, au loin, luire les Gémissantes. Ces îles sont sacrées. Leur nom n'est prononcé qu'à voix basse. Crainte un peu superstitieuse et certes très naïve de raviver d'improbables malédictions...
 
Alkaïd, en est la capitale.
Jamais nous n'irons. Seuls les justes... Seuls les pieux...
Froide et lointaine, elle cultive sa pureté avec une sorte de narcissisme effrayant. Son nom même la destine à l'aristocratie... La plèbe mortelle n'y a point d'accès. Les légendes ressassées, comme en tous ports, à l'infini, en font le siège occulte d'un pouvoir absolu. Il est mal vu de chercher à en savoir plus...
 
Celle-là n'est point pour les voyageurs des sables, pour les gens poussiéreux qui ne pourront jamais cacher de quoi ils furent faits.
 
Alkaïd n'existe que par les mythes qu'elle suscite. Qui pourra dire qui d'eux ou d'elle préexistait ?
 
Plus familière semble Mizar. Princesse éplorée aux larmes d'écume salée. Mais ce n'est qu'illusion, faux-semblant, perversité. Alcor, l'abandonné, petit cavalier rejeté qui se débat pour l'éternité dans ses parages agités est là pour en témoigner. Avec Mizar quel couple étrange ! Secret partagé, depuis des temps immémoriaux, par les seuls archers du désert...
 
Troisième Gémissante, Alioth, cheval noir piaffant dans l'océan, fait effroyablement penser à la monture rebelle d'un Poséidon jeté à bas dans une révolution de palais. Nouvelle idole à abattre, mais pour l'instant ivre de sa victoire longtemps ruminée.
 
Non, ces mondes ne seront jamais les vôtres, fils de la Terre souffrante !

AZUR TRIPLE

Accomplis tes trois existences, supporte tes trois épreuves, tente enfin de les faire déclarer conformes. Tu n'atteindras qu'à ce prix la capitale de l'archipel.
 
Après Megrez vient le temps de Phecda. Seconde vie.
 
Merak viendra ensuite.
Triple parcours solitaire. Triple effort qui exhausse.
 
En ces îles solitaires nulle issue ne s'offre au milieu des flots de la mer qui enserre, nul moyen de fuir, nulle espérance, tout est silence, tout est désert.
 
La mort y est vie évanescente. Livides lueurs qui bleuissent les âmes meurtries et les trempent...
 
Trois vies. Deux morts. Pour être meilleur. Acceptable au moins. À toi de jouer. Quelle aventure !

DUBHE

Dubhe la grande... Enfin. Métropole brillante... Éblouissante dans ta lumière blanche et froide. Que de temps, que de peines pour aboutir à toi... Mais comme le rêve fut à la mesure de l'attente ...
 
L'arbre à encens ombrage les berges de fleuves lents où nous puiserons les fluides parfums qui nous vêtiront.
 
Les brises océanes rafraîchissent les prairies pourpres qui bordent tes cités.
 
Interminable y est le printemps et l'été y soumet des mois inattendus sous un soleil qui fait les nuits toujours égales, toujours égaux les jours semblablement.
 
Deux fois l'an, les fruits d'or font plier les rameaux des figuiers et ceux des oliviers. Cérès surgit continûment de terres non violées. Les promesses du bourgeon sont toujours honorées, des sucs onctueux coulent des chênes creux et la source transparente bondit dans son cours murmurant.
 
Çà et là, le lierre errant se mêle à l'acanthe.
 
De grands troupeaux blancs courent prairies et brandes.
 
À Dubhe point d'aconit trompeur. À Dubhe point de serpent funeste. À Dubhe nul ne craint le loup sanguinaire, l'ours carnassier.
 
Les Parques ont ordonné à leurs fuseaux légers de filer sans répit le fil autrefois dévidé pour le Saturne d'or...

CALLISTO

Ô îles fortunées, le temps de vous rêver, finalement, est arrivé ... Impérativement.
 
Sinon où irions-nous danser ? Sinon où pourrions-nous chanter les vers légers de cet épithalame toujours recommencé ? Où pourrions-nous errer en cette fastidieuse éternité ?
 
Callisto, ma belle Callisto, c'est au ciel qu'il te faut maintenant chasser, c'est de là qu'il te faut veiller sur ton petit bouvier... Accorde-nous l'honneur d'entrer en ton sombre cortège. Silencieux équipage nous te ferons escorte, d'île en île, bienheureux, bienheureux et discrets, nous serons satisfaits de notre destinée.
 
Aux pénates honorés il faut bien un foyer...
Là donc, en ce pays d'âmes vagabondes ?
 
Oui, aux Lares oubliés conviendra pleinement cette insolite patrie, terre de désirs qui frémissent à tous les carrefours.
 
Alors, chaque soir, un parterre attentif assistera à une nouvelle représentation de cette pièce interminable, acclamera Callisto, mille personnages et tous les figurants, en attendant d'entrer à son tour en scène... Les yeux rivés sur le noir Septentrion...
 
Ô îles fortunées, désormais situées, désormais établies.
Un peu moins ténébreuses, un peu plus hospitalières...
 
Si proches à présent...

Denys EISSART

addenda > Autour de "Îles Fortunées"...

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