Autour de ...
Au nom des Érinyes

Tableau

détail du "Songe d'Ossian" (1813) par Jean-Auguste-Dominique INGRES (1780-1867), tableau exposé au Musée Ingres, Montauban.
 
Ce tableau a été commandé à Ingres par Napoléon, grand admirateur des poèmes d'Ossian, pour décorer une des salles utilisées par l'empereur dans le palais du Quirinal à Rome. Après la chute de Napoléon, le pape a rendu l'œuvre à l'artiste, car ces visions païennes étaient peu appropriées à un environnement catholique...
 
Ossian, barde écossais et guerrier légendaire du III ème siècle, a eu un grand impact culturel sur les XVIII et XIX èmes siècles grâce à James Macpherson, poète écossais ayant édité et soit-disant traduit (mais réellement écrit) les "Poèmes d'Ossian" (1760). Cette épopée des âges obscurs se nourrit d'un passé mythique, du regret des temps anciens, héroïques et forcément glorieux.
 
Les figures blafardes représentées par Ingres sont dans le rêve d'Ossian mais semblent elles-mêmes rêver le rêve...
 
(source: Web Gallery of Art)

Épigraphe

Cette première citation est tirée de l'Ancien Testament, dans la version de J.N. Darby (1885). Le Livre de Néhémie décrit l'action de ce fonctionnaire juif de l'administration perse à Suse sous le règne d'Artaxerxès Ier qui obtint du roi l'autorisation de partir pour Jérusalem afin de reconstruire les remparts de la ville puis de repeupler la cité ruinée et de lui redonner son prestige.
 
Le peuple dont mon texte s'inspire aurait donc bien besoin de trouver son Néhémie...

La deuxième citation est extraite de l'hymne officiel de la Catalogne. "Que tremble l’ennemi, En voyant flotter notre étendard. Comme nous faisons tomber les épis d’or, Le temps venu nous ferons tomber nos chaînes"

Note : Même si ces deux citations renvoient à des peuples à l'identité forte, le texte ne s'inspire pas directement de l'épopée de ces communautés auxquelles l'auteur n'appartient pas (même si, en tant qu'Occitan, il ne peut que se sentir proche des Catalans).

Autour du texte

Difficile, délicat, de commenter ce texte dans lequel se mêlent plusieurs histoires de peuples "envahis", de peuples trahis, dont le territoire a été perdu sans bataille, par la seule loi du nombre. La cohabitation impossible, la fuite, le repli, la reconquête, tout cela est inscrit en lettres de sang dans de multiples épopées....
 
Ce qui est en question ici c'est la possibilité même d'une société multiculturelle, non pas tant à cause d'une dilution de l'essence de chaque partie dans un tout appauvri qu'en raison du rejet instinctif, primaire et viscéral de cette éventualité par la communauté devenue minoritaire.
 
De toute évidence, toutes les fois que cette situation s'est présentée dans l'Histoire, il y a toujours eu conflit, il y a toujours eu un vainqueur et un vaincu. Et le vainqueur a toujours imposé sa loi et ses coutumes au vaincu. Et le vainqueur a toujours été celui qui a eu le nombre pour lui... Texte fataliste donc, et qui aimerait bien ne pas être "prophétique"...

D.E.

Texte complémentaire

Un autre peuple peut-être, mais la même "histoire trompeuse" certainement...

En des ruines rebelles...

(Polyphonie occitanophrénique)

Sabe que el muerto es ilusorio como lo son la espada sangrienta que le pesa en la mano y él mismo y toda su vida pretérita y los vastos dioses y el universo.*

Jorge Luis BORGES ( El Hacedor )

I

Tout se joue au fond du gouffre de l'oubli... Depuis tant de siècles. Ah ! s'échapper de cette geôle ! Suivre le fil rouge sang d'une histoire trompeuse. Sortir enfin du labyrinthe ! Extraire fiévreusement cette folle hypothèse. Partager enfin un espoir déraisonnable et partir à l'orée des mondes possibles par le chemin tortueux des étoiles éteintes. Le faux pas d'autrefois se ponctue d'un cri monstrueusement pourpre. Rire de dément. Rire lancé sur un triste parvis et qui résonne encore de l'impossible deuil.
 
Te voilà donc, aveugle boiteux, sans rampe rassurante, englué dans le bannissement. Pèlerin progressant à tâtons sur le chemin d'un nouveau Saint-Jacques. Marcher vers Crémésine, tel sera désormais ton but. Tes cris libérateurs sculpteront des récifs coquilliers pour pointiller la voie de haltes voyageuses. Au bout de cette nuit elle t'espère... L'air immobile t'en renvoie le son mat de l'écho. Crémésine l'enfiévrée transpire son destin jusqu'aux aires les plus lointaines dont les pierres se vendent sans vergogne à l'encan.
 
Parcours inéluctable. Le pas têtu s'appuie plus fort, prend la terre à pleins pieds, se renforce de cette minéralité vive. Ne plus être qu'une humaine ébauche, à compléter à son gré. Potentiel infini de force et de beauté emprisonné dans une hibernation punitive, déroulant pas à pas le cordon ombilical sans fin d'une maternité incertaine. Et sans même seulement penser à un arrêt, marcher, marcher sans trêve vers Crémésine. Ville. Maîtresse. Fontaine de vie intarissable. Et pieusement tourné vers Elle, prononcer les paroles...

II

Écoute !
Là-bas, à la lisière de l'inquiétude, un loup a hurlé et les modulations de son cri supposent une horde. Menace anachronique ! La crainte ancestrale s'épaissit et la marche se délie. Chaque stigmate n'est plus que l'aboutissement de cette suite de souillures qui imprègne la neige de sa trace lancinante. Dépasser sa peur. Marcher face à la barbarie. Naître plus brave de chacun de ces pas. Tu es la proue de cette géométrie insurgée, de ce cheminement qui désormais barre l'espace entier. (Épouvanté, un corbeau fourvoyé au-dessus de cette fatalité, s'enfuit à tire-d'aile.)
 
A l'horizon ondoyant des premières collines, la sombre bannière des pelages funestes impose à l'aube incertaine la puanteur de sa limite carnassière. Premiers remparts de Crémésine ! (La joie peut envahir le cœur !) Avancer, avancer pour ne rien montrer. Dans ce néant brumeux tout est possible et le fantastique n'exclut jamais l'ordinaire dans les délires spasmodiques des mains fiévreuses tendues vers le visage aimé.
 
Ah ! Cingler vers toi ! (escarboucle divine...) Ah ! Te pénétrer bientôt pour te rendre hommage d'un corps purifié ! Des yeux pour frôler tes hanches fleuries, une bouche pour rendre tes oracles et consacrer ton nom, des bras pour enserrer tes tours, l'enroulement de tes ruelles... Reine qui attend son Roi. Roi qui choisit sa Reine. Au loin, s'étend Crémésine. Au loin, Crémésine s'étend...
 
Maîtres immobiles de ce destin, ils te laissent pénétrer dans le cercle sanguinaire qui devient un point imperceptiblement mouvant , finalement figé dans la virginité hypocrite de l'espace.

III

Midi, qu'il fait froid ! Et la plaine s'habitue à l'absence. À demi enseveli, haletant, ouvrant des yeux de hibou survivant à la stupeur de la vie, te voici devenu embryon de vie accomplie avant l'heure. Cadavre annoncé pour le monde qu'on te prépare. Transparent à présent pour des loups qui règnent en maîtres. Comme en surimpression.
 
Le corbeau se mue en vautour, les serres au fond de ta chair, à larges becquées, c'est une litanie oubliée qu'il cherche à retrouver dans ton cerveau fêlé.
 
C'est à l'extrême fin du parchemin que les paroles resurgissent. Lève-toi et renais avec elles !

IV

Qui arrêtera ta marche, toi dont les mains s'alourdissent de glaives affûtés aux plus acerbes médisances, toi dont les crocs sont plus pointus que les sarcasmes que tu subis ? Revivre. Revivre pour ne plus jamais craindre la mort du solitaire. Tranquille et froid, construction raisonnée, planifiée, à l'âme métallique. Au plus profond de la vieille chair reverdit le plaisir, furieux, vif, neuf. Un loup sanglant naît de chaque foulée pour s'engloutir sans bruit dans un néant de vif-argent.
 
Au rythme du dégel, c'est un baptême antique et sauvage à chaque jaillissement de ce sang noir. (En marge, sept violons modulent la joie neuve du destructeur absolu et bénit. Titan musicien aux ailes cymbales qui porte sa vengeance jusqu'aux confins de cette terre douloureuse.)

V

Arrêt au calvaire. Première station.
À mi-chemin entre minéral et végétal, la croix perd peu à peu sa divinité de naguère pour retrouver dans l'envahissement des lichens les pulsations païennes d'avant ce temps. Ta main pesante s'affermit à la découverte de volumes rassurants sous la rugosité mâle de ce totem canalisateur d'élans anciens. Par l'eau qui sourd à trois pas, la pierre retrouve sa fonction impie de repère spatial.
 
Approche t'en. Recueille-toi sur la dalle plane et moussue. Invoque avec déférence la source, blessure jamais guérie de la Terre-Mère, avide d'épandre son propre sang, éternel sacrifice pour que vivent les fils. Retrouve les gestes élémentaires de ta jeunesse. Les mains qui se joignent en coupe pour s'enfoncer caressantes aux limites de la résurgence. Par chaque gorgée irradiante tu communies avec l'harmonie cyclique du monde. Cœur de conquérant, tu es la force éternelle de la jeunesse, ton avenir se forge en évolutions bien ordonnées. Tu peux tenir pied à l'autan le plus violent, te gonfler du mistral le plus hurlant. Tu peux expirer le souffle le plus frais pour flatter les courbes des collines
 
Tes pas aratoires obéissent au vent, se dégagent du pesant emprisonnement de la glèbe. Vers le sommet. Cap au ciel. Comme si l'attraction voulait s'inverser. A chaque retombée plus légère du corps, par pans s'abattait la cuirasse d'airain, pour que tu te dissolves en volubiles volutes dans le ciel étonné. Tes appels s'échappent en corolles de nacre tout le long de l'élan de cette Terre et tu t'enivres de cette escapade...

VI

Le temple. Explosé. À ton image. Le temple aligne le modelage concentrique de ses blocs de basalte. Sentinelle au seuil de la porte-joug qui s'ouvre pour ton triomphe annoncé. Tu effleures les colonnes rotatives qui impriment la bruyère d'un message oublié. Seul et nu au milieu de l'acanthe, noyé dans la brume du premier matin tu t'abandonnes à l'aurore qui coule, telle un murmure, d'une longue blessure d'un ciel glacial. Les nuages inverses des vallées rendent à chaque sommet son vieil isolement maritime. Déluge purificateur, sur lequel le soleil déverse brutalement sa stérile marée.
 
Tes bras se tendent, s'écartent. Bien campé sur tes jambes tu t'inscris dans les figures élémentaires aux proportions sacrées pour mieux t'offrir au flux de lumière. Adoration et sacrifice. Ilien cherchant sans le savoir son continent englouti. Errant à l'esprit migrateur. Interrogations insatiables devant ce néant peuplé de tous les rêves avortés, de tous les fantômes insoumis. Enveloppé de la clarté virginale des évidences neuves tu es prêt désormais pour ton immolation. Pour que germe la vieille semence. Pour que naisse un monde neuf ailleurs peut-être mais à l'instant. Démiurge éjaculatoire, ta création se sculpte de tes désirs inassouvis.
 
Chantez donc rossignols ! (Tant d'aubes sans vous entendre prévenir les amants inquiets ! ) Chantez ! Allez par le pays porter ce témoignage : Car tu as bâti ton royaume par le Psaume du Rocher...

VII

Ton temps sans doute, fils de Crémésine, n'est finalement plus celui de ta Cité idéale. Arrivé hors délais tu marches tel un bâtard humilié le long de venelles vides. Sous la lourdeur du glas qui sonne au loin et le poids des regards entrouverts aux croisées malveillantes, ta marche s'épaissit. Tu voudrais te rappeler encore les massifs buissonniers de l'enfance, remparts incontestables contre toutes les peurs.
 
Cette place populeuse où tu abordes, à l'extrémité de ton labyrinthe initiatique, tu la reconnais comme définitivement tienne. Les mêmes galets blancs que tu faisais ricocher autrefois t'aspergent aujourd'hui de sang. Un cri haineux se bloque sur la note finale. Et tu comprends soudain que ton rhapsode a fini de te chanter !
 
Alors, dans le silence implacable, tu peux avancer au centre de l'immense mosaïque pour y prendre la place qui t'était de tout temps réservée.
 
Lentement, sans crainte, tu saisis fermement la hache. Le fer s'éleva. Le fer retomba. La tête roula. Et le col imprima sur les dalles polies, douze taches bien rondes, douze taches bien rouges, d'où partirent, chacune vers son horizon, douze armées de conquérants altiers. C'est l'arrogance de ton rire qui les arma... sans doute...

Denys EISSART

*traduction de la citation:
 
Il sait que la mort est illusoire, comme sont illusoires l'épée ensanglantée que sa main trouve pesante, et lui-même et toute sa vie passée et les vastes dieux et l'univers.

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